Elsa Berneix, éducatrice à la PJJ dans le 19ème arrondissement de Paris présente à Seuil, Éric* un jeune garçon de 17 ans, qui a fait une marche de 48 jours. Le jeune homme a fait une marche atypique, car entrecoupée par 2 retours à Paris sur convocation de son juge d’instruction. Accompagné par Thomas, dont c’était la 1ère marche, comme pour la très grande majorité des accompagnants de Seuil. Une marche complexe, qui s’est bonifiée au fur et à mesure de son déroulement.
Elsa nous parle de cette marche, et nous dit pourquoi les éducateurs de la PJJ, en hébergement ou en milieu ouvert, sollicitent Seuil.
*Éric, le nom a été changé.
En quoi consiste votre rôle d'éducatrice à la PJJ ?
Je suis éducatrice à la PJJ, particulièrement de milieu ouvert, et je suis en charge de 25 jeunes, 1 ou 2 étant incarcérés. Notre service, et c’est assez spécifique de ce service-là, n’accompagne que des jeunes et des familles du 19ème arr.
C’est une population en grande situation de précarité, en souffrance sociale, psychique aussi. C’est un territoire assez compliqué et très "ghettoïsé" : ça ne sort pas du tout, même de 3 rues, alors qu’il y a des ressources (la Villette, le 104…) mais que les jeunes qu’on accompagne ne fréquentent pas du tout. En fait, il n’y a vraiment aucune mixité.
Nous accompagnons les jeunes dans un cadre pénal. En milieu ouvert, on accompagne le mineur à partir du moment où il est mis en examen par un juge pour enfants jusqu’à son jugement, voire après. On part du principe qu’un mineur, on ne peut pas le réduire à un passage à l’acte, même un crime, un délit, peu importe, et on essaye vraiment de comprendre dans quelle dynamique sociale, familiale, il a grandi. On essaye de l’accompagner au mieux et de traverser cette période d’adolescence.
Le milieu ouvert, ce n’est pas un foyer, l’éducateur est ce qu’on appelle « le fil rouge ». A partir du moment où le jeune entre dans un parcours judiciaire, on nomme un éducateur ou une éducatrice, qu’il soit chez lui, qu’il soit placé, qu’il soit en prison comme par exemple Éric, qui le suit tout au long de ce qu’il traverse (mesure éducative, mesure judiciaire, etc.), et ça peut être très long : 3, 4 ans parfois. Cela va changer mais le but c’est vraiment de mener à un accompagnement global et complet.
Quelle était la situation d'Éric ?
Éric est un jeune qui était dans une situation familiale très compliquée, qui allait très mal et qui multipliait, comme pas mal de jeunes, les passages à l’acte, au point de se retrouver incarcéré. Le but de la justice des mineurs n’est pas d’incarcérer les jeunes ; quand on en arrive là, c’est que vraiment soit il y a une multiplicité de passages à l’acte, soit ça a été vraiment très grave. Lui, il est parti en prison pendant au moins 3 mois.
Pour nous le but, c’est assez vite de proposer un projet de sortie, de ne pas le laisser en prison. Mais, le faire sortir pour le faire sortir, en général ça ne fonctionne pas. Il faut penser un projet qui ait du sens.
Comment avez-vous connu les marches de Seuil, et pourquoi l'avoir proposé à Éric ?
J’ai entendu parler des marches éducatives Seuil par une collègue. J’ai pensé que ça pourrait convenir à Éric. Je suis sûre qu’il a accepté parce qu’il était incarcéré. En temps normal, jamais il ne se serait vu partir du 19ème pour aller marcher comme ça pendant deux mois. Mais il était prêt. Honnêtement, c’était un pari, ce que je trouvais vraiment intéressant. Ça n’a pas été très facile. C’est quand même un jeune qui a du caractère, il est désagréable, il n’est pas très poli, il y a plein de choses qui ne vont pas. Et en même temps, il ne voyait pas d’alternative.
Je crois profondément à la marche éducative parce qu’elle ouvre des espaces ; c’est vrai pour n’importe qui, mais particulièrement pour ces jeunes-là. On ne se rend pas compte à quel point ils ne sortent pas de leur espace. Nous, on découvre tous que le fait d’être mêlé à plein d’espaces différents, nous permet de nous positionner de manière différente, et que c’est une chance. Et eux, on ne peut pas dire qu’ils le font particulièrement. Pour eux, c’est fou de changer d’environnement, de couper, de partir un mois, un mois et demi, dans la nature avec un accompagnant, donc vraiment un accompagnement très individualisé, du coup assez contenant et en même temps très ouvert.
Quelle expérience en tirez-vous ?
Éric, c’est sûr qu’il aurait pu fuguer 50.000 fois, il y avait des gares partout ! Concrètement, il aurait pu le faire ; il ne l’a jamais fait. Il est même revenu sur Paris pour des jugements, et n’a pas fugué. C’est là où ce sont vraiment des espaces intéressants.
Je ne dis pas qu’il n’y a que ça, il y a en général plein de paramètres, mais je suis sûre que, en tout cas pour ce jeune-là, le fait d’être passé à autre chose pour un mois et demi où il y a eu une vraie coupure avec son espace familial et social, a généré un réel changement.
Je suis assez persuadée que, s’il avait fait une sortie sèche ou un vague projet d’insertion dans le 19ème à la suite d’une incarcération, il aurait replongé, comme à chaque fois. Et là, le fait de s’éprouver, de vivre dans le corps, psychiquement, autre chose, j’insiste, ce sont vraiment des projets auxquels je crois, des projets qui ont un sens.
Les jeunes ne veulent pas y aller, ils râlent, c’est compliqué avec les accompagnants, mais en attendant, le corps est en mouvement, et en plus, même si on ne leur demande pas d’en parler, on suppose qu’il y a aussi psychiquement, un cheminement. C’est vraiment un espace qui fonctionne et je pense que si nous éducateurs, on avait plus d’espaces comme ça, la société irait un peu mieux, en tout cas les jeunes qu’on accompagne iraient mieux. Ce sont des espaces que j’ai envie de continuer à investir.
Quelle durée de marche considérez-vous comme adéquate pour ce genre d’expérience ?
J’ai l’impression que ça a du sens en fonction de la situation du jeune. Il y a des jeunes pour qui, parfois, juste 3 jours quelque part ailleurs, ça peut être utile. Un cas auquel je pense, en posture beaucoup plus catastrophique que Éric, si on lui proposait 2 à 3 jours quelque part, ça serait déjà incroyable. Ce serait vraiment une victoire. Dans leur tête, une semaine, un mois, ça renvoie à de l’angoisse, à du vide. C’est impossible de s’imaginer ce que cela représente. Ou alors il faut vraiment qu’ils n’aient pas le choix.
Et pour d’autres, ça n’a absolument pas de sens, c’est beaucoup trop court ; un mois et demi, deux mois, même, c’est une réelle coupure. Je pense que ça peut varier de quelques jours à plusieurs mois.
Comment vous mesurez l’idée qu’un jeune va pouvoir accepter ?
Si je pouvais proposer des espaces comme ça à tous les jeunes, je le ferais. C’est pour cela que je dis que j’y crois. Toutes les autres possibilités, c’est toujours un peu la même chose quand ils sont incarcérés, on leur propose des CER. Mais les équipes ne vont pas toujours très bien, le collectif n’est pas toujours facile. Je ne suis pas sûre que ce soit des espaces de réparation narcissique.
Je trouve les espaces comme la marche éducative, beaucoup plus subtils, plus intelligents. Ça peut ne pas marcher. Par exemple, même avec Éric, le 1er jour ne s’est pas bien passé. Quand on est arrivés, il y a eu une tension, autour de laisser ses objets. Ce n’est pas du tout facile, ce n’est pas évident, le nombre de fois où il veut arrêter, le nombre de fois où… Ce n’est vraiment pas gagné, mais de voir qu’on ne lâche pas, je me disais - même si c’est superficiel - que ce sont des jeunes pour lesquels l’hygiène de vie n’est pas incroyable, on ne mange pas très bien. J’ai vu que Éric, entre le début et la fin de la marche, il a maigri, son corps a évolué… Je pense qu’il y avait vraiment une revalorisation narcissique extrêmement importante.
On ne va pas faire un parallèle symbolique entre la marche physique et un cheminement psychique mais on peut le faire quand même. J’ai l’impression que ça a beaucoup plus de sens. C’est plus valorisant et c’est plus respectueux même de proposer un espace comme ça. On a de la chance d’avoir proposé ça plutôt qu’un CER ou de l’insertion. Parfois les jeunes ne sont pas prêts, pas capables, ils n’en sont pas du tout là ; et le fait d’aller traverser un autre espace, c’est vraiment leur donner l’occasion de se définir un peu autrement.
Ça peut très mal se passer, il y a quelque chose de l’ordre du choc, ça peut être trop violent même. Ça peut être irrecevable, ce n’est pas le moment, et donc il y a une fugue. Mais ça permet de se dire que d’autres choses sont possibles, et il y a quand même quelque chose qui se passe.
On ne sait pas comment on réagit en fonction des espaces qu’on fréquente, et à chaque fois, on se rend compte qu’on peut se positionner de manière différente, qu’on est complexe. C’est moi qui mets ces mots-là ; je pense que Éric ne les mettrait pas du tout mais au moins d’éprouver ça, de toucher ça, ça fait grandir, ça ouvre. Ça ouvre et ça répare.
Y a-t-il un bon moment pour que le jeune soit en capacité de capter ça ?
C’est pourquoi je mets un parallèle étrange avec l’incarcération. Je ne propose pas Seuil aux jeunes qui vont mal et qui ne sont pas encore incarcérés. Je me dis qu’ils ne sont pas du tout prêts, ils n’ont aucune raison…
Là où je travaille (et encore une fois je ne veux pas généraliser et ce que je dis et ce que je pense n’est pas figé), de ce qu’on a pu observer, c’est très compliqué pour le jeune de se projeter à plus de 3 km, plus de 3 jours, plus d’une journée sans que le jeune y soit contraint. Là où ça peut fonctionner, c’est avec l’accompagnement et l’adhésion des parents, où il y a vraiment un réel soutien. Sinon, je pense que ça renvoie beaucoup trop à l’angoisse, à l’inconnu. S’il n’y a pas une menace au-dessus, il n’y a aucune raison d’y aller, ce que je peux totalement comprendre.
Pour Éric qui était incarcéré, ça n’a pas été gagné tout de suite, mais c’était soit ça, soit la prison. Et il a joué le jeu, il a fait sa lettre de motivation. Je ne dis pas du tout que ça fonctionne à chaque fois. Il y en a un autre qui est incarcéré et à qui j’en ai parlé, ça ne mort pas. On a encore le temps mais ça peut ne pas prendre au final.
Quel est l’apport de l’individualisation de la démarche ?
Sans généraliser, il me semble qu’un jeune sur deux est quand même dans une carence affective et sociale très forte. Dans leur parcours, il a manqué un accompagnement contenant, permanent et individualisé.
Un regard adulte peut faire réparation : même si le jeune s’en va, s’il s’énerve comme l’a fait Éric, l’adulte reste là. C’est incroyable, de l’ordre de : « il ne lâchera pas. » . Il y a une réparation narcissique, de l’ordre de l’affect. On prend soin de moi, on prend du temps pour moi, on est autour avec moi.
Le collectif ne permet pas ça.
Qu’est-ce qu’un bon accompagnant ?
Je ne sais pas… J’imagine que c’est une histoire de rencontre. Par rapport à Éric, je ne sais pas s’il y a eu grande révélation, un grand transfert possible, je ne crois vraiment pas. Bien au contraire, ça ne s’est pas très bien passé. Mais dans ce lien-là, dans cette confrontation-là, dans ces désaccords-là, dans toute cette complexité, d’une certaine manière, Éric a encore plus appris à se positionner, un peu plus en tout cas, en tant que jeune adulte.
Je sais que les accompagnants ne sont pas nécessairement des éducateurs. Je trouve ça même intéressant qu’ils ne le soient pas forcément. Pour le jeune, ça ne renvoie pas à la même chose.
Un bon accompagnant ? J’ai l’impression que c’est quelqu’un qui se positionne dans du mouvement, dans quelque chose de réceptif, de souffle. Un adulte qui peut proposer un espace de transfert possible et en même temps être là, à côté, marcher à côté, ne pas forcément parler (ce que fait son éducateur qui essaie de comprendre, de mettre des mots), la communication se fait autrement. C’est intéressant de résister, de ne pas céder, de ne pas rentrer dans ce que le jeune est en train de rejouer. Et en même temps il y a des choses qui jouent très fort dans la dualité, ils sont beaucoup tous les deux, même si régulièrement ils rencontrent d’autres gens dans les villages.
En tout cas, je salue ces éducateurs, éducatrices, de les tenir, de les accompagner du matin au soir. Rien que par ce statut-là, rien que par ce que ça dégage, j’ai l’impression que ça propose au jeune quelque chose de rassurant, de contenant, qui fait qu’on va y aller. Par ce mouvement-là, il y a de la vie : on réactive.
La période de l’année joue-t-elle sur la décision des jeunes, est-ce un frein de partir marcher 3 mois dans les Pyrénées en hiver sous la neige ?
Franchement, je ne sais pas. Ils ne peuvent pas se représenter, ils n’y pensent même pas. Je pense plutôt que ce qui fait frein, c’est que ce sont des enfants qui sont extrêmement fusionnels avec leur mère, les pères ne sont pas toujours très présents, voire assez absents.
Est-ce que les marches ne marcheraient pas mieux si c’était un juge qui décidait de les affecter, s’ils y étaient contraints ?
Non, en majorité, je ne crois pas. Pour la plupart des jeunes, un juge qui ordonne un CER, un placement, tant qu’ils ne se retrouvent pas incarcérés, ils peuvent fuir l’injonction judiciaire très longtemps, vraiment très, très longtemps.
Là où ça fonctionne le mieux, c’est quand on travaille avec leur famille. Là c’est incroyable. C’est là on pourrait sortir de la question de l’incarcération. Plus on accompagne, plus on intègre la famille à ça, qui autorise au jeune de pouvoir partir, ça fonctionne, ça a beaucoup plus de sens qu’une simple injonction judiciaire.
Est-ce que vous utilisez des supports vidéo pour parler aux jeunes ? Est-ce que ça vous serait utile ?
Ça peut. Je les ai regardés avant pour bien comprendre ce que j’allais lui dire, mais effectivement je n’ai pas utilisé de support. Mais ça pourrait.
Qu’est-ce que Seuil pourrait faire de plus ? Qu’est-ce que vous attendez de Seuil ?
Je n’ai pas du tout envie d’avoir un rapport de consommation mais le séjour à la carte est vraiment intéressant pour nous.
Le fait aussi qu’on propose à l’éducateur de milieu ouvert de participer à la marche sur la fin, sur les derniers jours, je trouve que c’est une proposition d’espace qui fonctionne, dans le lien éducatif, et même pour le jeune, pour se valoriser ou un conflit...
Je n’ai rien à dire à part que j’ai envie de travailler avec Seuil.
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